Il était une fois, dans un village de pêcheurs, un vieux marin qui vivait avec son unique fille.
La petite fille adorait son père et avait toujours été bercée par les histoires qu’il lui racontait en revenant de la pêche.
Chaque fois qu’il préparait son bateau pour partir en mer, elle aimait observer le moindre de ses gestes depuis le ponton. Puis elle regardait le bateau s’éloigner et disparaître à l’horizon, le cœur gonflé d’envie.
Car elle ne rêvait que d’une chose : devenir matelote, et parcourir les océans.
Mais son père avait été très clair, non seulement elle était trop petite mais en plus c’était une fille. Et aucune femme n’avait le droit de mettre les pieds sur un bateau, sous peine de grand malheur.
La petite fille avait donc cessé d’en parler, mais ne pouvait s’empêcher d’y songer.
Une nuit, alors qu’elle n’arrivait pas à trouver le sommeil, la petite se dit : Si j’arrive à me cacher dans la cale du bateau, alors je pourrai en secret naviguer sur les flots. Si père ne me voit pas, il ne m’en voudra pas.
Ravie de son idée, et n’y tenant plus, elle sortit sur la pointe des pieds de sa maison et se glissa telle une petite souris dans le bateau pour s’y cacher.
***
Au petit matin, le père prit le large avec son équipage, sans se douter qu’il transportait avec lui une nouvelle passagère. Ils naviguèrent de longues heures avant de lancer enfin leurs filets et de commencer à pêcher.
La fillette, tapie dans la soute derrière une pile de caisses, sortit le bout de son nez de sa cachette. Voyant qu’il n’y avait personne, elle se releva et regarda à travers un des hublots.
Elle fut éblouie par l’immensité de l’océan ; émerveillée par le soleil qui scintillait sur les flots ; amusée par les bancs de poissons frétillants qui défilaient devant ses yeux ; et fière d’entendre l’équipage travailler joyeusement sous les ordres de son père.
Quand tout à coup, d’étranges chants s’élevèrent des océans. Des chants qu’elle n’avait jamais entendus auparavant.
La petite regarda de nouveau par le hublot et en comprit la provenance. Plusieurs jeunes femmes d’une beauté merveilleuse ondulaient gracieusement dans l’eau, tout en faisant de grands gestes aux matelots pour les inviter à les rejoindre.
Cela n’y manqua pas : un, puis deux, puis trois matelots firent le grand saut pour nager à leur rencontre.
Mais dès qu’ils furent à l’eau, les étranges femmes fondirent sur eux et les emportèrent dans les flots, laissant apparaître furtivement à la surface de l’eau leur queue de poisson.
La petite fille, effrayée, sortit de sa cachette, et se précipita sur le pont à la recherche de son père.
Elle découvrit terrifiée que les derniers matelots s’apprêtaient à sauter et les implora de faire demi-tour. Mais ceux-ci étaient comme hypnotisés et ne semblaient pas entendre ses mots.
Elle eut beau essayer de les raisonner tout en les agrippant pour les empêcher d’avancer, rien ne les arrêta.
Les larmes aux yeux et au bord du désespoir, elle vit soudain son cher père s’avancer lui aussi dangereusement vers le bord, attiré par les terribles chants.
Aussi vite qu’elle le pût, elle attrapa un harpon et le planta d’un coup sec et vif dans les oreilles de son père, transperçant ainsi ses tympans.
La douleur fut si forte qu’il s’effondra de tout son long, les mains sur ses oreilles en sang.
La petite fille s’aperçut soulagée que son père n’était plus envoûté par les chants, car désormais il n’entendait plus le moindre son.
À présent seule avec son père sur le bateau, la fillette se rendit soudain compte qu’ils se dirigeaient tout droit vers les récifs. Elle se précipita vers la barre et la redressa, évitant de justesse les dangereux rochers.
Ce qu’elle vit alors lui glaça le sang. Sur les rochers, gisaient les cadavres de tous les matelots, éparpillés parmi les ossements d’anciens équipages. Les femmes poisson en faisaient un festin, dévorant et déchiquetant les chairs encore fraîches avec leurs petites dents aiguisées et pointues.
Voyant la petite fille à la barre du bateau, elles lui lancèrent :
« Brave et courageuse petite femme,
Nos chants envoûtants n’ont pu toucher ton âme.
Toi qui as su percer notre précieux secret,
Rejoins notre peuple sans haine et sans regret,
Dans notre royaume en dessous des flots,
Où bien tu porteras ce terrible ce fardeau. »
La fillette, horrifiée, ignora leurs paroles et mit les voiles vers le port.
La petite matelote navigua comme personne, avec grâce et assurance, les cheveux au vent et le visage rayonnant. Jamais elle n’avait été si heureuse et si triste à la fois.
***
Lorsqu’elle rejoignit enfin le village et amarra le bateau, elle demanda de l’aide aux villageois pour soigner son père.
En apprenant la mort des matelots, nombreux furent ceux qui les pleurèrent, mais encore plus nombreux furent ceux qui questionnèrent la petite fille.
Elle voulut alors tout leur expliquer en commençant par les chants mystérieux qu’elle avait entendus sur le bateau. Mais elle n’eut pas le temps d’aller plus loin, car déjà l’un des villageois lança :
– Pourquoi une fille était elle sur le bateau ?
Puis un autre :
– Tout le monde sait que ça porte malheur !
Et enfin :
– Tout ça, c’est de sa faute !
La fillette clama son innocence et leur expliqua qu’au contraire, seules les femmes pouvaient tous les sauver, car elles étaient insensibles aux chants mortels des femmes poisson.
Aucun villageois, ni aucune villageoise, ne l’écouta.
Seul son père essaya de la défendre, mais comme il était à présent sourd, nul ne comprit ses paroles, et il passa pour un fou.
Pour contrer le mauvais sort, elle fut condamnée par le village entier, et jetée dans la mer le soir même.
Son pauvre père ne put rien empêcher, il en perdit la tête et devint réellement fou.
Dans le village, les bateaux continuèrent de disparaître les uns après les autres, emportant progressivement avec eux tous les marins. Il ne resta bientôt plus aucun homme ni aucun bateau et leurs femmes moururent bien vite de faim et de chagrin.
***
Ce que tous ignoraient, c’est qu’après avoir été jetée dans la mer, la petite fille avait sombré dans les fonds marins, et s’était enfoncée jusqu’au royaume des femmes poisson. Celles-ci avaient récupéré son petit corps et l’avaient transformé en fille poisson.
Ainsi, la petite put vivre sous les flots et parcourir les océans, comme elle en avait toujours rêvé.
Fin